Tacot

1952 Bruits et crachotements

Carte générale de situation

"En cet été 1952, nous parvenons à Condé sur Huisne après avoir cheminé dans un train omnibus au départ de la gare Montparnasse à Paris (environ 160 kilomètres) durant plus de deux heures, cela incluant un intermède prolongé en gare de La Loupe pour cause d'arrêt-buffet.

Notre prochaine étape va nous conduire à la gare de Rémalard-Bellou ou nous attend avec son «tacot-voiture» l'agriculteur ami de mes parents chez lequel nous allons passer quelques jours de vacances.

Pour ce faire, nous empruntons le «tacot-train» en direction d'Alençon. Ce trajet de moins de dix kilomètres, que j'ai déjà effectué plusieurs fois, va bien prendre un quart d'heure."

"Outre ce train de sénateur caractéristique du tacot, mon souvenir à près de soixante-dix ans de distance, est principalement auditif et olfactif. Au ahanement de la locomotive s'ajoutent les sifflements à l'approche des croisements, le tintamarre lancinant des bruits de roulement, les entrechocs plaintifs des antiques voitures de voyageurs.

Ces bruits sont de même nature que ceux de l'omnibus mais ils sont amplifiés par la vétusté du matériel et par le fait que la vitesse réduite autorise ici à laisser ouverte la vitre coulissante du compartiment, opportunité bienvenue en cette période estivale et après que le convoi soit demeuré longuement stationné au soleil dans sa gare terminus."

"De même, comme dans l'omnibus de «grande ligne», les voyageurs profitent des senteurs des généreux crachotements de la machine et, parfois aussi, des escarbilles qui s'échappent du foyer. La différence tient encore à la vitre coulissante déjà évoquée mais aussi à la proximité obligée de la locomotive car ce train n'est constitué que de quelques wagons. Ce n'est pas sans raison que sur certaines lignes la locomotive était suivie successivement des wagons de troisième classe (supprimée le 3 juin 1956), de deuxième et enfin de première classe."

"Je dois confesser que mes souvenirs visuels sont beaucoup plus incertains.

Ainsi, j'ai longtemps pensé que les wagons étaient constitués de compartiments indépendants uniquement reliés entre eux par les marche-pieds en bois qui couraient sur toute la longueur de la voiture. En fait, j'avais plaqué sur mon souvenir des images de films vus plus tard comme celles de l'arrivée d'un train en gare de la Ciotat ou des burlesques muets.

 

Plus rudimentaires encore que les «troisièmes classes» des grandes lignes, les wagons à claire-voie étaient accédés par leurs extrémités et, conçus pour de courts trajets, leurs sièges étaient semblables à ceux du métropoliltain parisien à la même époque. Un Rémalardais a même précisé que le seul chauffage consistait en un poêle installé dans le dernier wagon, charge aux voyageurs d'apporter les bûches et d'attiser le foyer...

 

Il apparaît que des autorails empruntaient aussi ce parcours mais, éclipse de ma mémoire ou moindre fascination des vapeurs de gas-oil, je n'en conserve aucune réminiscence. "

 

Panneaux de signalisation d'un passage à niveau

"Les passages à niveaux suscitent également mon interrogation. Le fait que, selon wikipedia, la première barrière automatique ait été installée en 1949 et qu'il n'y en avait encore que 200 dans toute la France en 1952 me confirme que les garde-barrières (des femmes le plus souvent) devaient à la fois être rigoureusement ponctuelles et dotées d'une bonne forme physique. Les barrières méritaient leur nom. Elles n'avaient sans doute plus l'aspect de barrières d'enclos en bois comme le suggérait (le suggère encore aujourd'hui) le panneau de signalisation routière."

"Ces barrières étaient métalliques et pouvaient prendre différentes formes:

 

  • composées de deux parties, elles pivotaient à 90° sur deux axes de part et d'autre de la route et fermaient donc alternativement le passage à la circulation automobile et aux convois ferroviaires;

  • constituées d'une barre à laquelle était suspendu un treillage, elles étaient relevées et abaissées à l'aide d'une manivelle actionnant un treuil;

  • d'un seul tenant sur toute la largeur de route, elles étaient équipées de roues et coulissaient sur un rail. "

 

Halte de Dorceau
Halte de Dorceau

 

A la halte de Dorceau, la garde-barrière pratiquait le coulissage des barrières. Pour les habitants de ce village de 400 habitants, elle assurait en outre la vente des tickets ainsi que l'expédition et la réception des colis.

Nota: Dorceau a fusionné le 1 janvier 2016 avec Bellou et Rémalard, pour former Rémalard en Perche.

 

Vraisemblablement certains des passages devaient être laissés à la vigilance des conducteurs, simplement annoncés par le panneau de passage non gardé qui subsiste aujourd'hui et qui figure une locomotive à vapeur dont s'échappe un abondant nuage de fumée."

...

"Un panneau de signalisation en revanche est demeuré très présent dans ma mémoire. Il était implanté dans la gare de Rémalard-Bellou et il alertait les piétons sur les dangers inhérents à la traversée des voies.

Plutôt que de s'en tenir à la seule information, guère prescriptive et pas vraiment alarmante en soi, «un train peut en cacher un autre», il visait à faire naître une frayeur salvatrice … et y parvenait au plus haut point en ce qui me concerne.

Gare de Rémalard Bellou (alors orthographié Regmalard)
Gare de Rémalard Bellou (alors orthographié Regmalard)
Panneau de signalisation "un train peut en cacher un autre"

Pour renforcer le message, il utilisait à bon escient majuscules et couleur rouge sang: «NE TRAVERSEZ PAS (en rouge) sans REGARDER dans les (en noir) DEUX DIRECTIONS (en rouge)».

Pour moi qui ne savais pas encore lire, pour les analphabètes (il devait y en avoir encore dans le Perche comme dans toutes les régions françaises) et pour les touristes étrangers (sans doute plus rares), un dessin explicitait la réalité du danger. On y voyait un homme surpris par l'arrivée d'un train (à vapeur bien entendu), bolide masqué au premier plan par le wagon de queue d'un autre train circulant en sens inverse. Cet homme avait un vif mouvement de recul mais cela n'allait manifestement pas suffire tandis que sa femme qui le suivait, un poupon dans les bras et un bambin à ses côtés assistait impuissante à la tragédie.

Venait enfin, et enfin seulement, le constat (en noir) en forme de morale de l’historiette : «un train peut en CACHER un autre» suivi en tout petits caractères en bas à droite de l'identité du réalisateur de cette mini bande dessinée : «émail LABORDE».

Pourtant, dans la gare de Rémalard-Bellou, le risque n'était pas si grand puisque, s'il y avait bien ici deux voies, ce devait être uniquement pour permettre le croisement des trains, la ligne étant à voie unique sur tout le parcours. En outre, la lenteur des équipages et le chambard dans lequel ils évoluaient réduisaient sensiblement la probabilité d'être surpris …"

Tacot en gare de La Chapelle Montligeon
Tacot en gare de La Chapelle Montligeon

 "Mon souvenir lacunaire de ce court périple s'achève là. L'investigation que je viens de conduire m'a appris que cette ligne était alors la seule ligne locale qui subsistait du réseau particulièrement dense qui avait irrigué le Perche. Ainsi par exemple, cette liaison vers Mortagne ouverte en 1873 avait été doublée à partir de 1913 par un tramway passant seulement quelques kilomètres au nord de Rémalard, desservant notamment La chapelle Montligeon (photo), lieu de pèlerinage local, et rejoignant la «grande ligne» de Paris à Brest à la gare de La Loupe."

"Mortagne au Perche (Mortagne sur Huisne jusqu'en 1923) constituait alors un nœud ferroviaire local et, selon les auteurs d'un film de 2006 consacré à cette dimension de Mortagne, ambitionnait de devenir un nœud national dans le cadre d'un projet de liaison d'Orléans à la mer dans lequel la ville aurait offert une bifurcation soit vers les plages normandes (Deauville), soit à destination de la cité corsaire (Saint-Malo). Peut-être est-ce la raison pour laquelle cette ligne, qui présentait tous les attributs propres aux tacots, avait d'emblée était réalisée sur une voie normale et non, comme les autres lignes locales de la région, sur une voie étroite.

Ces projets et ces réalisations souvent peu justifiées (ainsi de celle du tramway de Mortagne à La Loupe abandonnée après seulement 22 années de service) devaient beaucoup, selon les historiens, à un homme politique local de premier plan, Paul Deschanel, lequel devait être élu Président de la République en 1922 et contraint de démissionner la même année … suite à une malencontreuse chute de train non loin de Montargis."

Le noeud ferroviaire de Mortagne
Le noeud ferroviaire de Mortagne

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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