Mon Cotentin des années 50

 " L'adjectif de ce titre n'a pas ici le sens possessif qui lui est le plus fréquemment attribué. Il n'a qu'une valeur identificatrice (comme l'on dit «mon docteur») et il est de plus substantiellement pondéré par la décennie dont il est question, décennie lointaine trouvant sa matière dans les souvenirs parfois nébuleux, voire défaillants, d'un enfant devenu un adulte âgé soixante à soixante-dix ans plus tard lors de l'écriture de cette chronique en 2019.

Vue sur la plage de Nacqueville depuis Landemer - peinture de Jean-François Millet
Vue sur la plage de Nacqueville depuis Landemer - peinture de Jean-François Millet

 Qui plus est, je n'ai vécu dans le Cotentin que le temps de quelques mois de vacances entre 1950 et 1958. A partir de 1959, nous passerions tous les étés dans la maison reconstruite près de Caen dans le cadre des «dommages de guerre». 1953 est la seule année que j'aie été en mesure d'identifier. Il y en a au moins une après (mes parents avaient acquis leur première voiture) et sans doute une autre.

 

Fils unique, je passais une partie de ces vacances seul avec ma mère car les congés payés d'alors ne duraient que deux semaines, trois à partir de 1956.

Villas années 1900 à Urville-Nacqueville
Villas années 1900 à Urville-Nacqueville

Notre lieu de villégiature s'appelait Nacqueville, un village qui jouxtait Urville-Hague à un point tel que des cartes postales sépia anciennes portaient la mention Urville-Nacqueville, appellation qui serait choisie pour leur regroupement administratif en 1964. Il s'agissait de villages côtiers de quelques centaines d'habitants permanents et accueillant principalement des «touristes» Cherbourgeois propriétaires de maisons de vacances.

La Hague à l'ouest de Cherbourg
La Hague à l'ouest de Cherbourg

L'évocation proposée ici est principalement issue de chroniques publiées de 2007 à 2019 sur le site baby-boomer (et complétées lors de la préparation de celle-ci), chroniques qui n'avaient aucunement pour but de décrire le Cotentin à la manière d'un guide touristique mais dont le Cotentin constituait seulement le décor dans lequel s'inscrivaient mes témoignages des évolutions techniques et de société survenues depuis la dernière   guerre mondiale.

Mon Cotentin, restreint dans le temps, est aussi en grande partie restreint dans l'espace et porte principalement sur les lieux les plus fréquentés, Nacqueville et Cherbourg.

 

Les textes figurant en italique et en bleu constituent des liens avec les chroniques spécifiques. 

Il est vivement recommandé d'ouvrir une nouvelle fenêtre lors du clic sur un lien : il sera ainsi plus aisé de retrouver le fil du présent récit après consultation de chaque chronique ouverte par ce lien."

 

A Nacqueville

Moi à côté du panneau Nacqueville
Vacancier à Nacqueville

 

 

Quatre évocations sans liens entre elles mais qui illustrent, je pense, les changements intervenus depuis plus de soixante ans.

Retraite aux flambeaux

Scéne de retraite aux flambeaux

Le souvenir le plus vif que je conserve de mes vacances de jeune enfant à Nacqueville est celui d'une retraite aux flambeaux lors de la fête annuelle de la Saint-Laurent.

La dimension religieuse de l'événement était prépondérante mais la dimension profane du cortège, loin derrière les curés «premiers de cordée» avait fait naître dans mon esprit une source d'anxiété. Le cortège cheminait de manière chaotique. Les lampions étaient prompts à s'enflammer sous les effets conjugués du vent et des impulsions impétueuses de ceux qui les agitaient à bout de bras.

 

Une tradition ici disparue, disparition dont je me suis efforcé de rechercher les causes.

Le camp américain

Le camp américain de Nacqueville
Le camp américain de Nacqueville

Malgré la taille modeste des deux communes réunies (moins de 900 habitants), un camp américain avait été implanté au bord de la mer entre les dernières villas et une étendue de dunes.

La petite centaine d'Américains qu'il accueillait avait pour mission de tendre un câble pour permettre à l'armée d'assurer des communications transatlantiques rapides et sûres. 

Ces quelques 10% de la population locale ne passaient pas inaperçus avec leurs voitures et leurs tenues exubérantes. La dimension de leurs engins, peu compatible avec les étroits chemins de la Hague constituait sans doute la cause principale des accidents qu'ils provoquaient. Des gens d'ici, des Hagars, prétendaient que l'abus d'alcool n'y était pas étranger.

 

Des Français assuraient des tâches d'intendance. C'est avec l'un deux qu'il me fut donné de visiter ce camp.

 

Guérisseur

Landemer (lieu de villégiature de Boris Vian)
Landemer (lieu de villégiature de Boris Vian)

Mon père avait fait une mauvaise chute à Landemer (lieu-dit côtier en bordure de la mer). Le jeune Manchois qui m'avait fait visiter le camp le conduisit chez un guérisseur du cru et je fus témoin de la consultation.

Il y avait alors en Basse-Normandie de nombreux guérisseurs ou prétendus tels, à l'instar des jeteurs de sorts et de ceux qui en délivraient leurs victimes.

Contrairement à ce que l'on observe aujourd'hui, tous ces gens-là ne se poussaient pas du coude et n'avaient pas pignon sur rue. Le guérisseur de mon père s'inscrivait bien dans cette tradition qui semble s'être estompée.

 

Eaux potables et usées

Femme prenant de l'eau à ine fontaine
Une image courante dans les années 50

A Nacqueville comme à Urville-Hague, les maisons étaient dotées de l'eau courante et de l'électricité. Je pense utile de le préciser car tel n'était pas le cas partout hors des villes.

Cependant, l'approvisionnement en eau potable posait des problèmes en été quand des estivants, pourtant en nombre compté, s'ajoutaient aux habitants permanents. Je n'ai aucun doute sur les rationnements que cela entraînait mais ma mémoire est impuissante à déterminer quelles formes ils prenaient: devait-on se rendre à une fontaine, à un puits ou la distribution était-elle interrompue à certaines heures?

 

Je ne m'intéressais évidemment pas à la façon dont les eaux usées étaient traitées. En revanche, je me souviens parfaitement qu'il y avait un endroit à éviter sur la magnifique plage de sable fin: celui ou coulait un étroit mais constant filet d'eau grisâtre et malodorant qui se ramifiait sans jamais atteindre la mer à marée basse.

Ici comme ailleurs en France, l'assainissement demeurait très perfectible ...

De Nacqueville à Cherbourg

Périmètre de Cherbourg-en-Cotentin en 2019
Périmètre de Cherbourg-en-Cotentin en 2019

Pour parcourir la douzaine de kilomètres qui séparaient Nacqueville de Cherbourg, il suffit de longer la côte en transitant successivement par Querqueville et Equeurdreville. C'étaient alors deux communes distinctes, pas imbriquées comme l'étaient Urville-Hague et Nacqueville.

Leur population a largement plus que doublé et elles sont une part de Cherbourg-en-Cotentin depuis 2016.

Comme j'ai pu le constater il y a cinq ans, cela modifie substantiellement le décor du parcours.

En autocar

Bus Renault des Courriers Normands
Bus Renault des Courriers Normands

De l''autocar qui reliait Nacqueville à Cherbourg, je retenais surtout la modernité qui se manifestait par son absence de museau. Pour nombre d'autocars alors en circulation, les habitacles étaient encore précédés d'un proéminent volume dédié au moteur et tel avait été le cas ici durant l'immédiat après-guerre. J'étais plus encore impressionné par sa porte en plusieurs parties se repliant mécaniquement pour ouvrir le passage. Il faisait vraisemblablement partie de la flotte Renault des Courriers Normands car il était en tous points similaire à celui que j'avais emprunté dans le Calvados.

 

A bicyclette

Bicyclette dotée d'un siège-enfant des années 50

J'effectuais aussi ce trajet à bicyclette non pas en tant que conducteur mais comme passager de mon père sur un siège pour enfant qui n'avait rien des harnachements douillets et sécurisés commercialisés en 2019. Mes parents avaient fait l'acquisition de vélos Hirondelle de la manufacture des armes et cycles de Manufrance au début des années cinquante. Pour les vacances, les bicyclettes prenaient le train en «bagages accompagnés» : à ma mère les sacoches suspendues au porte-bagages et à mon père la progéniture juchée sur ce siège rudimentaire.

 

En voiture

203 commerciale

J'eus d'abord l'occasion de faire ce trajet, comme d'autres pérégrinations dans le Cotentin, dans la 203 Peugeot du cousin Léopold, lequel résidait à Cherbourg avec son épouse.

Autre 203 empruntée, celle du propriétaire du logement que mes parents louaient. Celle-là était commerciale et servait ordinairement à la livraison du poisson dans les petites communes avoisinantes. Les exigences sanitaires d'alors n'étaient pas drastiques: les poissons gisaient dans des bacs de glace et, après un nettoyage au jet de l'habitacle, des passagers pouvaient remplacer les poissons … sans s'imprégner de leurs odeurs.

 

A partir de 1956, mes parents firent l'acquisition, à la quarantaine, de leur première voiture, une 4CV Renault: à nous la campagne Contentinaise ...

 

En tramway … en pensée

Le tramway avait disparu, pas ses rails ...
Le tramway avait disparu, pas ses rails ...

Manque à cet inventaire des moyens de transport, le tramway qui n'avait pas été remis en état après les bombardements mais dont on conservait des traces visibles. A Nacqueville, la route d'accès depuis Cherbourg devenait la rue du tramway (elle conserve ce nom en 2019 bien qu'aucun projet de tramway ne soit à ma connaissance à l'ordre du jour). A Cherbourg, des rails zébraient encore les abords des quais. Ils avaient occasionné la chute de vélo de ma mère. Ce souvenir, vécu sur mon siège d'enfant demeure vif et pénible.

 

A Cherbourg

L'arsenal

Sous-marins à l'arsenal
Sous-marins à l'arsenal

Le Cotentin, et plus encore sa presqu'île de la Hague, était principalement dédié à l'agriculture et à la pêche.

Aussi, lorsque l'on évoquait les activités industrielles, l'arsenal de Cherbourg survenait immédiatement dans la conversation. Je comprends mieux aujourd'hui les raisons de cette prépondérance qui conduisait à qualifier la préfecture maritime de ville-arsenal: 6000 personnes y étaient employées quand Cherbourg comptait 38000 habitants.

L'arsenal n'était pas seulement un dépôt de munitions. C'était notamment le lieu où l'on concevait et fabriquait des sous-marins depuis 1899. La renommée de l'arsenal s'accroîtra dans les années soixante avec la construction du Redoutable, premier sous-marin lanceur d'engins à propulsion nucléaire, une réalisation qui constitue une attraction du musée de la mer inauguré en 2002.  

Les paquebots

Queen Elizabeth à l'accostage
Queen Elizabeth à l'accostage

Cherbourg est alors fortement marqué par l'accostage des paquebots. Une quarantaine d'années auparavant, le Titanic y a fait sa première et dernière escale. C'est désormais le règne des Queens, Mary et Elizabeth. Le Queen Mary à trois cheminées est le plus ancien. Il a été mis en service en 1934 tandis que le Queen Elizabeth a commencé sa carrière en 1940. Ils assurent l'un et l'autre une liaison entre Southampton et New York, Cherbourg constituant une escale directement reliée à Paris par un train dont la gare jouxte le quai d'embarquement.  

Queen Mary
Queen Mary

De l'appartement que mes parents louaient, on pouvait voir de loin ces somptueux navires ... et surtout entendre leurs cornes de brume. Je garde particulièrement le souvenir d'un soir où de la plage nous avions vu passer le Queen Mary toutes lumières allumées. Je retrouvais cette image en voyant dans les années soixante-dix le paquebot Rex voguant tout pareil dans le film de Federico Fellini, Amarcord.

Les avions

L'aéroport à l'est de Cherbourg
L'aéroport à l'est de Cherbourg

Dans les années cinquante, l'aéronautique civile au plan national était réservée à une clientèle fortunée. Cherbourg disposait d'un petit aéroport à une quinzaine de kilomètres à l'est dans le village côtier de Maupertus-sur-mer . Cet aéroport, ouvert en 1939, avait été copieusement utilisé par les occupants.

Une ligne avec Southampton fut créée en 1952 mais, pour m'être rendu à plusieurs reprises à Maupertus (dont mon père était natif), je peux assurer que je ne vis ni n'entendis jamais un avion durant cette période, ni même d'ailleurs dans les années soixante.

Aéroport de Cherbourg-Maupertus
Aéroport de Cherbourg-Maupertus

Doté d'une piste plus longue et d'un nouvel aéroport, des vols réguliers vers les îles anglo-normandes puis vers Paris-Orly furent ouverts à partir de 1970 mais le trafic périclita dès les années 2000. Seuls des vols ponctuels organisés par des voyagistes semblent subsister.

Aujourd'hui, les Anglais en villégiature en France empruntent des lignes directes vers leurs destinations préférées. Il existe ainsi par exemple six aéroports de villes Anglaises (dont Southampton) qui offrent des liaisons directes avec Bergerac.

Dans le Cotentin

Nucléaire et électricité

La Hague sans nucléaire des années 50
La Hague sans nucléaire des années 50

Dans les années cinquante, le Cotentin ne connaît pas encore le nucléaire même si en secret les ingénieurs de l'arsenal cogitent déjà sur la possibilité d'utiliser cette énergie pour propulser leurs sous-marins.

La décision d'implanter un centre de retraitement des déchets sera prise en 1961 et l'ouverture du site interviendra en 1966. La première centrale de Flamanville décidée dans les années soixante-dix n'entrera en production qu'en 1985. 

Origine : Guide rouge Michelin 1951
Origine : Guide rouge Michelin 1951

L'électricité n'est pas distribuée dans toutes les cités.

En 1951, près de soixante communes du Cotentin en sont encore au temps de la bougie et de la lampe à pétrole. En 1953, il en reste encore trente.

Si j'ai sur certains sujets, des souvenirs très précis, tel n'est pas le cas pour ce dîner aux chandelles avec mes parents, le cousin et son épouse. Je crois bien que les chandelles n'étaient pas là pour renforcer l'intimité des convives car la conversation avait notamment roulé sur l'électrification de la presqu'île. Cela est possible compte tenu de ce que j'ai mentionné précédemment et du fait que le guide rouge Michelin de 1951 prévoyait un symbole identifiant les établissements qu'il avait sélectionnés et qui étaient pourtant dépourvus d'électricité (un chandelier …).

La mine de Diélette

La mine de Diélette
La mine de Diélette

A l'emplacement-même occupé par la centrale nucléaire de Flamanville, il y avait alors une mine de fer qui avait la particularité (unique en Europe) d'être sous-marine.

Ai-je vu – de l'extérieur bien sûr – cette mine? Cela fait partie des zones incertaines de ma mémoire. Toujours est-il qu'en cette époque où les mineurs constituaient une forme d'aristocratie ouvrière, les risques particuliers pris par ces mineurs-là excitaient mon imagination.  

Stigmates de la guerre

Gare maritime de Cherbourg
Gare maritime de Cherbourg

Nous étions alors à quelques années de la fin de la guerre. Il en restait des marques à Urville où un fort gisait  échoué sur la plage, à Landemer où les ruines des villas (dont celle des parents de Boris Vian) étaient envahies par des hortensias et où l'hôtel Millet (du nom du propriétaire, l'un des frères du peintre) menaçait ruine au bord de la route. A Cherbourg, la gare maritime avait été quasiment détruite. 

Blockhaus à Urville ... comme sur la côte du Calvados
Blockhaus à Urville ... comme sur la côte du Calvados

Pour autant, les traces de la Libération n''étaient pas, selon mon souvenir, aussi impressionnantes qu'à Caen et dans une partie des villages environnants réduits à des monticules de cailloux et de gravats.

C'est la raison pour laquelle, relativement aux traces du débarquement et de la reconstruction, mes souvenirs et appréciations plus récentes ont trouvé place dans d'autres chroniques dont le Calvados constitue le décor . 

Un confessionnal

D'autres évocations du site baby-boomer ont pour cadre Paris. Elles ont souvent beaucoup à voir avec ce qui se passait alors dans le Cotentin. Ainsi en-est-il de l'éducation religieuse décrite par Jean-Pierre Le Goff, natif d'Equeurdreville, dans son dernier ouvrage «La France d’hier, récit d’un monde adolescent, des années 50 à mai 68» (Stock 2018), un livre qui a été à l'origine de la création de cette chronique Cotentinaise rassemblant mes écrits antérieurs.

 

 Chronique publiée en février 2019